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Société et culture

Où est donc passé le fric?

Jean Paré, journaliste et auteur

Lorsque la vertu cesse, l'ambition entre dans les cœurs et l'avarice entre dans tous... On était libre avec les lois, on veut être libre contre elles... Ce qui était maxime, on l'appelle rigueur; ce qui était règle, on l'appelle gêne; ce qui était attention, on l'appelle crainte. C'est la frugalité qui y est l'avarice et non le désir d'avoir.

Montesquieu, L'esprit des lois, Livre III, chapitre III

Combien vaudrait l'once d'or si ce métal était gris et d'une odeur nauséabonde? Combien vaudrait du papier-monnaie émis par Vincent Lacroix? Investiriez-vous en obligations de la Lobotomie orientale en pleine guerre civile? Non. Vous n'auriez pas confiance...

L'argent, chose en apparence bien réelle, n'est qu'une convention, une promesse de remettre, à la demande, des biens ou des services d'une valeur convenue. Le billet de banque, la pièce de monnaie, le chèque de l'employeur, de la Régie des rentes ou du ministre du Revenu ne sont qu'une reconnais­sance de dette ou de crédit. Contrairement aux économies de troc, l'économie moderne est une économie de papier. De confiance.

Alors, dans quel trou noir sont passés les milliers de milliards de dollars, d'euros, de roubles et de yens injectés dans l'économie mondiale depuis un an par les gouvernements? Relativement peu de sociétés ont fait faillite. Leurs actions sont toujours dans les fonds de retraite ou d'épargne. Les obligations n'ont pas été dénoncées. Les pertes d'emploi sont moindres qu'aux dernières récessions. Les programmes sociaux perdurent. Les gouvernements sont stables. La Chine produit, la Chine prête.

Alors, qui est coupable? Qui a saccagé la «convention»? Les fraudeurs? Les Madof, Enron, Adelphi? Il y a plus d'un million d'entreprises au Canada, 15 fois plus aux États-Unis. La fraude est une exception.

Les spéculateurs? La masse des titres appartient directement ou indirectement à des gens bien ordinaires. Les «analystes» éternellement jovialistes? Alan Greenspan, qui a soufflé la bulle pendant 20 ans? Des régulateurs heureux de se croire responsables de l'expansion économique? Des banques résolues à prêter même aux morts pour gonfler profits, options et bonis?

Le crédit hypothécaire n'a été que le détonateur de l'implosion. Le mors aux dents du crédit est dû au fait que 80 % des dettes étaient détenues par les banques «fantômes» d'un système financier parallèle non réglementé, des entreprises souvent enregistrées aux îles Moucmouc. Ces dettes étaient réduites en millions de nanofragments disséminés en «packets», sur le mode de nos conversations téléphoniques acheminées en syllabes séparées par mille circuits et reconstituées à l'arrivée. Transactions hors marché boursier, évidemment, et donc invisibles. Les garanties? Même les meilleures ne sont que des promesses.

Le trou noir, c'est la perte de confiance. Celle des créanciers, des patrons, des banques, des gouvernements. Et de l'autre coupable, le coupable ultime : le consommateur, en grève car il faut avoir confiance pour transformer son argent en biens périssables, mais aussi à bout de désirs, de biens, d'électroménager, de voitures, de cartes de crédit… La pause était inévitable.

Bien sûr, les banques ont prêté à des gens qui n'avaient pas les moyens. Mais qui rêvait de portefeuilles plus gras, de maisons plus grosses, de 4 x 4 plus puissants, de téléviseurs plus grands, d'hivers en plongée, de crus rares?

La crise découle d'un trait de caractère qui n'est pas propre aux Américains, mais particulièrement développé chez eux : une culture de l'avidité, du davantage, du pas encore assez, du record, du plus. Vouloir la plus grosse maison, le plus gros «char», la plus grosse société, le budget record, le film le plus vu, le disque le plus vendu, le film le plus cher, le porte-avions le plus grand. Le plus gros steak, aussi.

L'avidité tue, on le voit bien, et pas seulement par l'obésité. Que peut faire le prophète Obama? Nourrir l'ogre, le trou noir? Ranimer la confiance, et non seulement celle des Américains, mais celle du monde entier.

Que faut-il acheter pour ranimer la confiance? D'autres voitures, un peu plus «vertes» ou un peu moins sales? Plus de gadgets made in China, exclusivité Walmart?

Le goût du «toujours plus» offre aussi une piste de solution. Pourquoi pas la voiture qui dure le plus longtemps et la plus économique, les banquiers les plus sages, les patrons les plus frugaux, les élus les plus honnêtes, l'armée la plus honorable? Et le plus d'aide aux pays pauvres, le plus d'égalité sociale?

Car le déficit de confiance est aussi un abyssal déficit social. Y compris ici, au Canada. Peut-être vaut-il mieux acheter des écoles, des hôpitaux, acheter de la nature pendant qu'il en reste, qu'ajouter au superflu. Réparer ce pays où tout ce qui est public et commun fonctionne de travers.

Hélas! Il n'est pas évident que les gouvernements qui nous ont conduits où nous sommes vont nous en sortir. Il n'est pas non plus évident que nous sommes capables de changer si vite.

Jean Paré est officier de l'Ordre national du Québec et membre du C.A. de Conservation de la nature.